LE SPV (SPECIAL PURPOSE VEHICLE) EUROPÉEN, UNE SOLUTION SEMÉE D’EMBÛCHES

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ARTICLE SPV

La question des flux bancaires a toujours été centrale dans les difficultés rencontrées par le commerce avec l’Iran et ce quelle que soit la période de sanctions. Le rétablissement unilatéral des sanctions américaines les 7 août et 5 novembre 2018 suivant l’annonce faite par Donald Trump le 8 mai dernier et son Executive Order « New Iran » no. 13846 signé le 6 août 2018 nous le rappelle. Ce raffermissement violent de la pression américaine sur l’Iran, et par ricochet sur les entreprises et les Etats désireux de commercer avec l’Iran, ne doit cependant pas faire oublier que même sous l’empire de l’accord nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan Of Action – JCPOA) signé à Vienne le 14 juillet 2015 et appliqué à compter du 16 janvier 2016 seule une infime minorité de banques européennes et asiatiques avaient décidé de renouer des relations bancaires avec l’Iran. L’ensemble des grandes banques européennes s’y refusaient, d’aucunes tétanisées par l’effet des pénalités monstrueuses infligées à certaines d’entre elles par l’Office of Foreign Assets Control (“OFAC”) du Trésor américain et le cas échéant d’autres institutions américaines sur le fondement de la violation de sanctions secondaires ; d’autres découragées par les risques réels ou supposés encourus. Elles avançaient comme motifs usuels la détention de licences bancaires aux Etats Unis, l’usage du Dollar US, ou encore les fréquentes carences des institutions financières iraniennes en termes de conformité et de lutte contre le blanchiment et le financement d’activités illicites. Enfin le risque tiré d’une traçabilité incertaine des fonds manipulés de traiter indirectement avec des personnes listées comme Specially Designated Nationals and Blocked Persons (“SDN”) par le Département du Trésor américain finissait de les dissuader.

 

Aujourd’hui, le secteur bancaire iranien est sous sanctions et la quasi-totalité de ses banques, en ce compris la Banque Centrale d’Iran, sont listées SDN. Le système de messagerie interbancaire de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (“SWIFT”), une entité européenne basée à Bruxelles, a pratiquement déconnecté toutes les banques iraniennes, laissant néanmoins un frêle corridor de relations bancaires avec l’Iran, essentiellement pour des motifs humanitaires. Nonobstant ces canaux désormais très restreints, la pression des banques occidentales sur leurs clients effectuant des opérations commerciales avec l’Iran et la défiance extrême des banques européennes vis-à-vis de la moindre transaction impliquant directement ou indirectement l’Iran font qu’en pratique, même pour des transactions échappant à toute forme d’embargo et aux sanctions américaines, comme dans les domaines de l’alimentation, de l’agriculture et des produits et dispositifs médicaux, il est devenu extraordinairement compliqué d’effectuer des paiement de ou vers l’Iran.

 

Le retrait des Etats Unis du JCPOA a immédiatement interpellé les autres signataires européens et asiatiques sur les risques associés à une sortie de l’Iran du JCPOA en réponse à la position américaine, une option clairement évoquée par l’Iran. Semblable démarche pourrait en effet  s’accompagner de la relance d’un programme nucléaire iranien susceptible de provoquer des réactions énergiques des adversaires de l’Iran au Moyen-Orient, isoler de nouveau l’Iran et déboucher le cas échéant sur un conflit ouvert.

 

La sauvegarde du JCPOA et la nécessité d’y maintenir l’Iran comme partenaire répondent donc à un besoin de préserver la stabilité dans une région soumise à des tensions accrues.

 

C’est dans ce contexte très inquiétant aux enjeux politiques et économiques entremêlés que des craintes réelles se sont portées sur la capacité de l’Iran à s’approvisionner en produits de santé et à exporter ses produits manufacturés, son pétrole et autres produits pétroliers ou miniers. De ces craintes a germé l’idée de constituer une entité dédiée qui réaliserait des opérations de troc avec l’Iran. Cette solution a d’abord procédé d’une déclaration politique commune à Mme. Federica Mogherini, haute représentante de l’Union Européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et M. Mohammad Javad Zarif, ministre des affaires étrangères de la République Islamique d’Iran fin septembre 2018.

 

Le projet, confronté à la difficulté critique des flux bancaires, s’est rapidement orienté vers la mise en place d’un Special Purpose Vehicle (SPV) facilitant le commerce avec l’Iran, avec un objectif initial de mise en œuvre opérationnelle fin 2018. La structuration, techniquement complexe, diplomatiquement délicate, avance néanmoins plus lentement qu’espéré malgré un intense travail de fond. Aussi le lancement du SPV est-il envisagé au premier trimestre 2019. Les avatars de ce processus voient les appels se succéder : Aux manifestations d’impatience venant d’Iran, pays qui, de l’avis réitéré de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique dans treize rapports successifs, respecte à la lettre ses obligations en vertu du JCPOA et se lamente à raison de n’en avoir retiré presque aucun bénéfice économique, répondent des déclarations apaisantes et rassurantes venant d’Europe, assurant que l’on travaille sur le SPV et plus généralement à une solution pratique au soutien des échanges avec l’Iran.

 

L’Union Européenne se trouve prise en étaux entre la nécessité de sauvegarder le JCPOA d’un point de vue politique et économique, la difficulté à structurer le SPV, la pression politique des américains et l’attentisme iranien. D’où l’idée pragmatique dégagée par les chancelleries de lancer le mécanisme dans sa forme la plus facilement réalisable quitte à faire évoluer ensuite le SPV progressivement en accroissant ses fonctionnalités.

Les échanges commerciaux entre l’Europe et l’Iran ont représenté environ 20 milliards d’Euros et le jeu des sanctions américaines n’est pas dépourvu d’arrières pensées économiques dirigées vers les entreprises américaines dont certaines continuent de traiter avec l’Iran pour ce qui ne relève pas des domaines sous sanctions ou embargo. Le marché iranien est potentiellement très intéressant et la prééminence européenne et asiatique n’est pas sans susciter des jalousies à peine dissimulées.

L’Union Européenne ressent donc à juste titre un besoin d’agir, mais techniquement la création du SPV n’est pas sans obstacles. Déjà, peu d’Etats membres se déclarent ouvertement disposés à accueillir et enregistrer cette structure sur leur territoire. On comptabilise plutôt ceux qui ont finalement renoncé à le faire, éventuellement en réponse à d’amicales pressions venues d’outre-Atlantique. A ce jeu la France et l’Allemagne devraient prendre conjointement la responsabilité de la mise en place du véhicule. Quand le lieu d’établissement aura été trouvé il faudra déterminer la ou les personnes candidates pour le diriger. Ensuite, quel mécanisme et quel champ d’application pour le SPV ?

L’idée initiale était de favoriser les échanges et notamment de produits pétroliers et pétrochimiques iraniens, contre des biens du commerce légitime d’origine européenne dans un schéma global de troc ne faisant pas intervenir de flux bancaires entre l’Europe et l’Iran. Pratiquement le SPV pourrait avoir deux fonctions. La première, et c’est le schéma de base sur lequel travaille l’Union Européenne, serait de servir de teneur de comptes répertoriant les différentes transactions entre les acteurs économiques de l’Union Européenne et les partenaires iraniens et opérant des compensations et des soldes permettant de déterminer les montants dus par les entreprises européennes participantes (partant du principe que les iraniens feraient semblables calculs pour ce qui les concerne). Dans un tel cas les paiements, évidemment dans des devises autres que le Dollar US, interviendraient entre participants au schéma du côté européen via leurs banques respectives. A partir du moment où ces paiements seront directement ou indirectement liés à des transactions effectuées à destination de l’Iran il est à craindre que les banques des participants concernés puissent refuser d’effectuer les transferts. Plus grave encore, l’OFAC a d’ores et déjà précisé dans ses Questions-Réponses (point 619) que les opérations de troc permettant les transactions sur produits pétroliers ou au soutien de certaines entités iraniennes du secteur pétrolier seraient considérées comme des mesures de contournement sanctionnables et notamment au niveau des banques qui seraient impliquées dans ces opérations de troc. La seconde consisterait à structurer le SPV afin qu’il réalise les compensations, la tenue des comptes mais également les paiements pour le compte des participants. Là encore des limites à la faisabilité du schéma pourraient être trouvées dans l’intervention des banques du SPV, dans la nature des produits d’origine iranienne échangés et dans la personne des entités iraniennes participant au schéma. Enfin, il n’est pas non plus inenvisageable de décliner la palette des compétences du SPV en lui adjoignant des fonctionnalités bancaires, ce qui supposerait de faire évoluer son statut. Le succès du SPV qui présente de réelles opportunités devrait procéder d’une limitation initiale de son champ d’action aux échanges de biens ne tombant pas sous le coup des sanctions secondaires américaines, c’est-à-dire en pratique de le limiter aux échanges de biens agricoles, d’aliments et de produits et dispositifs médicaux, et autres biens échappant aux sanctions américaines, en laissant ainsi peu de marge de manœuvre à l’administration Trump. Il nous semble exclu que les autorités européennes prennent le risque d’étendre les activités du SPV aux produits pétroliers et pétrochimiques. Certes on pourrait y voir un certain échec par rapport aux ambitions affichées en septembre 2018, mais il s’agirait plutôt d’une sage retraite permettant la mise sur pied d’une structure réellement efficace pour les transactions de biens essentiels. En revanche, des biens sous sanctions mais bénéficiant d’une exemption particulière (« waiver ») accordée à titre général ou à certains Etats ou personnes, temporairement ou de manière permanente, pourraient être échangés dans le cadre du SPV et dans la limite de ces waivers.

Pour autant, et certains fonctionnaires notamment français l’ont déjà déclaré, le succès du schéma de SPV dépendra également du nombre et de la qualité des participants car ni l’Union Européenne ni les Etats membres ne pourront donner une quelconque garantie d’immunité contre les sanctions secondaires américaines. Le mécanisme ne dispensera donc pas de poursuivre les fastidieuses phases de contrôle de conformité et de « due diligence » des participants du côté iranien. Une piste de travail intéressante pourrait par ailleurs consister à envisager l’utilisation de certains avoirs iraniens gelés ou bloqués en pratique dans les banques européennes pour acheter à travers le SPV des biens exemptés de sanctions secondaires. Cette option semble également être évoquée comme d’autres. Sur le plan des acteurs, si l’Europe est à la manœuvre l’Iran ne doit pas rester inactive. Une large part du travail doit être accomplie en Iran, ce dont les parties iraniennes doivent avoir bien conscience, au-delà des signes d’impatience exprimés. Techniquement on ne peut pas exiger tout de l’Union Européenne sans que le schéma de fonctionnement soit symétriquement bien organisé et rodé côté iranien. Or d’Europe on ne voit pour le moment pas venir grand-chose d’Iran. Le travail sur la partie iranienne du mécanisme impliquant le SPV doit s’engager pour qu’il puisse fonctionner des deux côtés le jour convenu. Par exemple, doit-on mettre également en place un SPV en Iran pour gérer les échanges et paiements entre les différents participants iraniens. La mise en place de ce SPV iranien miroir est une nécessité de l’avis de beaucoup. Enfin, il est important que des efforts soient accomplis au niveau des banques iraniennes en matière de conformité et de règlementation afin de satisfaire au plus vite les exigences du GAFI. Le Parlement iranien a avancé depuis octobre 2018 avec plusieurs textes dont un a été commenté par le Conseil des Gardiens de la Constitution qui exerce un contrôle de  constitutionnalité. Le Parlement vient d’adopter les textes finaux, un signe positif car il y a urgence pour l’Iran à donner des gages de progrès au GAFI et à ses partenaires européens sur cette délicate question de la lutte contre le blanchiment et le financement d’activités illicites.